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de l'Histoire de La Seynoise
Marius AUTRAN
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du site de La Seynoise
Histoire de la philharmonique La Seynoise

Cent soixante-dix ans de passion musicale (1840-2010)
CHAPITRE VI
Marius Édouard Aillaud
(Texte intégral du chapitre)
 

     Dans cet historique, il sera question longuement de Marius Édouard Aillaud. C'est après le décès d'Édouard Pons qu'il accepta, non sans avoir manifesté quelques hésitations, la présidence de La Seynoise.

    N'allez pas croire de sa part à une de ces coquetteries de notables qui cherchent à se faire prier. Marius Aillaud exerçait la profession de maître d'école et avec un tel dévouement que cela lui prenait beaucoup de son temps. De plus, il résidait au quartier Doumergue, à la périphérie de la ville, non loin des Quatre-Moulins. Chaque déplacement pour venir en ville, qui s'effectuait, bien entendu, à pied, demandait beaucoup de temps perdu. Les quelques loisirs qui lui restaient, Marius Aillaud les consacrait à ses fonctions de Président des Boulomanes seynois.

    On comprend donc mieux ses réticences à accepter une nouvelle charge dont il ne pouvait ignorer qu'elle l'occuperait grandement. Pourtant, il était loin de se douter que ces fonctions nouvelles, il les assumerait pendant plus de vingt ans et qu'elles le conduiraient à être désormais considéré comme l'un des grands Présidents de La Seynoise.

    Son élection eut lieu le 12 janvier 1923. Mais quel homme était ce nouveau Président ?

Marius Édouard Aillaud, Président de La Seynoise de 1923 à 1943

    Marius Édouard Aillaud était né à Bandol le 2 février 1866, dernier d'une lignée de quatorze enfants. Son père tonnelier de son état dut avoir bien de la peine, avec sa courageuse épouse, pour élever une telle progéniture. Le petit dernier eut tout de même un sort meilleur que ses aînés. Sa précocité et son talent à étudier se manifestèrent très tôt et de telle sorte que ses parents consentirent à le maintenir à l'école. Il est quasiment certain que dans ces familles nombreuses et impécunieuses, seuls les derniers nés pouvaient bénéficier de ces privilèges.

    Car impécunieuse, la famille Aillaud l'était et les intimes de notre homme se plaisaient à raconter comment sa grand-mère économisait sou à sou pour enrichir son trousseau d'une couverture piquée. Quand il se maria, elle avait pu réunir la somme nécessaire à cette acquisition considérée alors comme un luxe.

    Intelligent, volontaire, obstiné, Marius Aillaud avait tous les traits du bon élève et il mena d'ailleurs une brillante scolarité qui le conduisit à l'École Normale d'Instituteurs de Draguignan dont il sortit en 1883. Il enseigna deux années ou trois à Seillans avant d'être nommé à l'École Martini où se déroula sa carrière (1).

(1) Voir Histoire de l’Ecole Martini (Marius Autran, 1982), chapitre 6, pp. 110-208.

    Des milliers de Seynois se souviennent de cet instituteur d'élite à qui fut confiée - presque à ses débuts ! - la classe de préparation au Certificat d'Études Primaires.

    À ses qualités de travailleur infatigable, à ses talents d'organisateur et de réalisateur, venait s'ajouter une autorité naturelle dont Il jouissait non seulement dans l'exercice de son métier - c'était indiscutable - ou dans celui de ses fonctions au sein de la Société musicale, mais aussi dans la population qui, très tôt et malgré son jeune âge, lui témoigna un respect évident.

 

Les années d'après-guerre

    Pendant près de dix ans, La Seynoise avait connu des difficultés de tous ordres inhérentes à la compétence de ses dirigeants. Les désordres causés par la guerre, les deuils, les problèmes locaux, les jalousies, les ambitions mal dissimulées furent autant d'obstacles auxquels le brave Président Pons aidé de son secrétaire Laurent Jaubert essayèrent de faire face. Ils tinrent la barre jusqu'à la limite extrême de leurs forces et c'est d'une association bien vivante, bien organisée que Marius Aillaud prenait la présidence. Il arrivait dans une période faste où la jeunesse en particulier, mais la population tout entière, assoiffée de renouveau, après les angoisses de la guerre, recherchaient avant tout à se divertir. Alors se multipliaient les fêtes, les bals, les batailles de fleurs, les corsos carnavalesques, etc. Dans le même temps, depuis 1919, les syndicats ouvriers avaient obtenu que la durée de la journée de travail soit ramenée de dix heures à huit heures.

    Dans cette ambiance, les associations de toutes sortes se multipliaient. Aux sociétés à vocation culturelle, comme La Seynoise, L'Avenir Seynois, Les Noctambules, le Club des Estudiantinas,... vinrent s'ajouter des associations sportives comme L'Avant-garde seynoise, Le Club Nautique, l'Olympique seynois, le Vélo-sport, le Vélo-club excursionniste, les Boulomanes, les Touristes seynois, les Juniors seynois, le Rugby association, des clubs de boxe, de natation, de moto, etc. - . Certaines d'entre elles, en veilleuse depuis le début du siècle, retrouvèrent un souffle puissant. Bien sûr, la jeunesse prenait plus facilement le chemin du stade que celui de la salle Gounod où l'on enseignait le solfège, mais La Seynoise, sous l'impulsion de son nouveau président, organisait elle aussi de nombreuses manifestations de détente : bals, festivités, excursions, etc.

    Élu donc en janvier 1923, le Président Aillaud fut cruellement frappé par le destin. Dans l'espace de quinze mois, deux de ses filles furent emportées par la maladie. Elles étaient âgées de 21 et 22 ans. Avec un courage hors du commun, le Président surmonta ses peines et poursuivit sa tâche.

    En effet, les difficultés qui l'attendaient étaient de taille, puisqu'il s'agissait de combler le grand vide laissé par Marius Silvy à la direction de l'orchestre qu'il avait assumée sans interruption pendant trente-trois ans.

 

À la recherche d'un Chef de Musique

    Qui pourrait remplacer un tel homme qui avait conduit notre philharmonique à sa grande renommée ? Cette question taraudait sans nul doute le président qui aurait pu la résoudre d'une façon simple en faisant valoir le fait qu'un sous-chef de Musique, François Taliani semblait tout désigné pour cette succession.

    Les hautes qualités musicales de ce dernier, affirmées de longue date au pupitre des pistons, le fait que sa fonction de sous-chef de musique l'avait amené à prendre des responsabilités de direction, tout le désignait.

    Un candidat aux prétentions non dissimulées se fit alors connaître. Il s'agissait de Monsieur Albin Delord qui avait été par le passé chef de fanfare militaire dans l'Infanterie coloniale. Il arguait précisément de ce titre pour étayer sa demande d'accéder à la direction de la Musique.

    Fraîchement nommé, Marius Aillaud fut mis à l'épreuve et tenta d'abord avec une grande diplomatie, de concilier les deux concurrents. Il n'y parvint pas. Il leur proposa alors d'accepter la candidature d'une troisième personne, étrangère à la société. Le souci du président était bien que ces querelles de succession n'altèrent pas la bonne entente dans la société musicale.

    Car il faut bien dire que Delord et Taliani étaient tous deux d'excellents musiciens. Ils jouaient du même instrument, le piston et par un curieux fait du hasard, il fut donné à la population de les entendre souvent, en concert, exécuter un morceau intitulé « Les deux commères ». Un long passage simulait les bavardages de deux mégères sur le pas de leur porte. Les deux instruments qui jouaient alors en duo s'envoyaient des répliques aiguës, vives et saccadées et l'on imaginait sans peine les papotages, les médisances et le ton moqueur, voire sarcastique qu'interprétaient les deux instrumentistes. Personne n'aurait alors pu soupçonner que les effets musicaux de leurs démêlés allaient se transposer dans la réalité de leurs relations.

    Marius Aillaud présenta sa proposition aux deux hommes. Albin Delord ne l'accepta pas et quitta La Seynoise, profondément ulcéré. François Taliani, plus compréhensif accepta de conserver, sans doute la mort dans l'âme, son poste de sous-chef.

    C'est ainsi que le Président fut amené à proposer au pupitre César Castel, excellent joueur de hautbois qui exerçait son métier de musicien le plus souvent au théâtre de Toulon. Sa candidature fut ratifiée le 19 février 1923.

 

César Castel

    César Castel a laissé de nombreux souvenirs dans la jeunesse seynoise à qui il enseigna pendant quelques années la Musique à l'École Martini. Il fut, par ailleurs, un excellent chef d'orchestre.

    Lorsqu'il prit la direction de la Musique, à La Seynoise, il était âgé d'une trentaine d'années à peine, mais il savait communiquer admirablement sa foi et sa fougue à tous les musiciens. Tous ceux qui l'ont alors vu à l'œuvre se souviennent de sa manière vivante, expressive, de diriger l'orchestre. Ses regards, son sourire, ses mimiques, tout concourait à faire passer dans l'orchestre comme un fluide irrésistible qui saisissait chaque exécutant et le forçait à se plier aux exigences du chef pour tirer de son instrument les effets désirables. Nous allons voir combien ses qualités allaient s'affirmer lors du concours international de Cannes de 1925.

    Avec un Président de l'envergure de Marius Aillaud et un chef de musique remarquable comme César Castel, notre vieille philharmonique allait pouvoir de nouveau accomplir de grandes choses.

César Castel, Chef de musique de La Seynoise, de 1922 à 1925

César Castel, avec ses élèves (années 1950)


Disparition de Léon Gay

    Mais revenons quelques instants en arrière pour rendre hommage au Président d'honneur Léon Gay, qui disparut au mois de mars 1924.

    Il avait assumé la responsabilité de Président de 1890 à 1896 et donné à La Seynoise une grande stabilité. Il faut en effet se rappeler qu'après la disparition du président fondateur Marius Gaudemard, qui dirigea l'association pendant trente ans, accumulant parfois les responsabilités conjuguées de Président et de chef de musique, diverses personnalités s'étaient succédé à la tête de La Seynoise sans parvenir à redresser une situation bien compromise.

    À partir de 1890, avec Léon Gay, la vie de La Seynoise allait s'améliorer grandement, tandis que notre philharmonique pouvait s'affirmer avec vigueur, hors même des limites de notre commune.

    Homme d'action d'une stature imposante, il exerça brillamment ses fonctions de chef-contremaître dessinateur à l'Arsenal de Toulon. Retraité vers 1920, il devint alors syndic des gens de mer - garde pêche - au Lavandou et fut toujours mêlé à la vie associative. Il rendit à La Seynoise des services immenses, notamment lors des luttes sévères menées contre le pouvoir de tutelle après la dissolution injustifiée de la société par le Maire François Bernard de triste mémoire.

    Lorsqu'il disparut, Léon Gay eut des obsèques grandioses. Derrière le drapeau vénérable et endeuillé, derrière les porteurs de poêles et de couronnes, tous les membres de La Seynoise marchaient gravement, tenant sous le bras leur instrument silencieux et cravaté de crêpe noir. C'est L'Avenir Seynois qui rendit hommage au Président défunt en jouant des marches funèbres sur le parcours du cortège. Marius Aillaud, président en exercice, dans une allocution émouvante, rendit un vibrant hommage à celui qu'on pouvait appeler un grand président et qui avait consacré le meilleur de lui-même pour assurer la pérennité de La Seynoise.

 

Reprise des activités

    Durant les deux premières années de son mandat, le Président Aillaud se démena pour reprendre toutes les formes d'activités que La Seynoise avait connues avant la guerre. Ainsi recommencèrent les excursions qui amenèrent les Seynois vers les villages varois de Collobrières, de Solliès-Pont, de Bandol ou de Carqueiranne. Notre philharmonique obtint même la faveur de régaler les Toulonnais par un grand concert donné sous le kiosque de la Place d'Armes, à Toulon, haut lieu de la Musique spécialement réservé à la formation des Equipages de la Flotte dont la réputation de Première musique militaire de France lui était disputée par la fanfare de la Garde Républicaine seulement... Mais, plus prosaïquement, reprirent en nos murs les concerts Place Ledru-Rollin à la belle saison et à l'Eden-Théâtre les jours de mauvais temps. La célébration de la Sainte-Cécile, étalée sur plusieurs jours, connut un éclat inaccoutumé.

    Un apéritif d'honneur vint d'abord réunir les personnalités locales quelques jours avant le 22 novembre, date de la fête de la Sainte patronne des musiciens, puis un grand concert fut donné à l'Eden-Théâtre, suivi du traditionnel banquet qui se tint dans la salle Gounod. Le dimanche suivant, un grand bal populaire clôtura ces festivités. La Seynoise avait ainsi retrouvé le rythme et la tenue de ses activités d'antan. Sous l'impulsion de son nouveau Président, elle allait connaître des heures grisantes de célébrité répercutée au-delà même des limites de notre département.

    Aussi, deux ans après son élection, lors de l'Assemblée générale du 15 janvier 1925, le Président Aillaud retrouva-t-il la confiance des membres de la Société. Lors du vote, sur quarante et un suffrages exprimés, il obtint quarante voix. Un bulletin blanc avait été trouvé dans l'urne. Quantité négligeable, pensera le lecteur ; c'est faire peu de cas de l'esprit tatillon du Président qui garda ce petit bulletin blanc en travers du gosier, coincé par une bonne dose d'amertume. Aigre-doux, il dit : « Je voudrais bien savoir si celui qui a voté blanc a quelque chose à me reprocher ». Son secrétaire lui fit remarquer : « Ne soyez pas fâché ! Avec une telle majorité, je me demande pourquoi ça vous tarabuste. D'autant que le vote est secret, tout de même ! ». On eut beaucoup de peine à faire admettre à Monsieur Aillaud dont l'entêtement à connaître l'auteur de ce vote blanc tournait à l'obsession, que le secret du vote se devait d'être absolument respecté.

    Cet incident clos, on procéda à l'élection du Bureau qui ne donna pas lieu à des changements notables dans cette équipe aguerrie où l'on retrouvait les noms connus de Zattara, Silvy, Jaubert, Gilardi, Schivo, etc.

    Le bilan d'activités qui fut alors dressé au cours de la semaine suivante est impressionnant. Les comptes-rendus de sorties en ville, à l'extérieur, les concerts, les réceptions officielles, les manifestations au cimetière, celles occasionnées par des anniversaires, les cérémonies de lancement de bateaux aux Forges et Chantiers, etc., formaient un ensemble si considérable d'événements qu'ils couvrent des pages entières dans le rapport. C'est dans cette ambiance d'activités débordantes donnant lieu en corollaire à des manifestations d'échanges amicaux et de solidarité avec la multitude de sociétés et de municipalités varoises, que se prépara le Concours international de Cannes de 1925.

 

Le concours international de 1925

    Le principe de la participation de La Seynoise à ce concours avait été admis vers la fin de l'année 1924. Il fallait bien plusieurs mois de préparations, des soirées et des soirées de répétitions pour songer y figurer avec quelque chance de succès. Tout le monde, à La Seynoise, allait s'y employer avec la même ferveur et la même confiance dans le résultat.

    Les membres exécutants, comme les membres honoraires, mirent un point d'honneur à se montrer dignes de leurs prédécesseurs dont on se souvient des succès en 1904 au Concours international de Cannes, ou des lauriers ramenés de Lyon en 1894. Depuis cette époque, de nombreuses sociétés musicales avaient vu le jour de par la France. Que savait-on de leurs activités, de leur valeur réelle ? On avait bien quelques informations données par le journal de la Confédération nationale des Musiques de France, on redoutait bien la concurrence de formations venues de Marseille, de Lyon ou d'Aix-en-Provence, mais en fait, les pronostics étaient bien difficiles.

    Comme atout, notre philharmonique avait le dynamisme et la foi ardente de César Castel dont les harangues chaleureuses et persuasives créaient chaque soir à la rue Gounod les conditions de la victoire. Mais le succès ne dépendait pas des seuls musiciens. La responsabilité du Président était aussi en jeu et il le savait.

    Si l'on s'en souvient, quand, vingt années auparavant, La Seynoise fut engagée au concours international de Cannes de 1904, le Président Guérin avec l'aide du Chef Marius Silvy et de tous leurs camarades exécutants, membres honoraires, bienfaiteurs, mélomanes, etc. avaient créé toutes les conditions pour conduire leur société musicale au succès. Mais depuis cette date, bien des événements avaient eu lieu qui avaient apporté des ennuis en tout genre dans le bon fonctionnement de la société. Ainsi, de bons musiciens, des dirigeants valeureux et chevronnés avaient disparu. Des jalousies, génératrices d'un climat malsain, avaient pris naissance et parfois empiré, des difficultés matérielles avaient surgi et la guerre avait engendré comme toujours son cortège de plaies et de désordres.

    Après la disparition du valeureux Guérin, la volonté et la patience du Président Pons avaient été mises à rude épreuve. S'il n'y avait plus, hélas ! Marius Silvy, restait François Taliani qui avait forgé une nouvelle génération de musiciens. Les problèmes locaux en grande partie réglés par le Président Pons, il était pensable que La Seynoise prenne un nouvel essor ; c'est alors que disparut le Président Pons. Survint alors Marius Édouard Aillaud avec la volonté farouche de relever bien haut le flambeau. Un homme disparaissait, un autre prenait sa place, voilà bien la loi de la continuité d'une noble cause !

    Le Président Aillaud, que l'on nommait quelquefois le père Aillaud en raison de son âge - cinquante-sept ans - lorsqu'il accéda à la présidence, s'attaqua immédiatement à tous les problèmes en suspens. Il s'y attaqua avec un tel esprit de suite et de rigueur que certains membres qui le trouvaient parfois trop exigeant l'avaient également surnommé Aillaud-le-sévère.

    Et c'est bien vrai qu'il était autoritaire et obstiné, mais l'une de ses qualités premières, c'est bien d'avoir été dur pour lui-même, donnant l'exemple d'un dévouement illimité, sans mesurer ni son temps ni sa peine pour la bonne marche de la société. Car cette bonne marche ne se faisait pas sans accrocs.

 

Problèmes de finances

    Il eut, nous l'avons vu, à régler des problèmes délicats d'individualités, de susceptibilités, d'ambitions et de mesquineries. Il voulut aussi régler le plus rapidement possible tous les problèmes financiers.

    On s'en souvient, La Seynoise avait contracté des emprunts, pour se mettre dans ses murs. Le Président Aillaud allait s'ingénier, malgré les difficultés, à trouver les moyens financiers pour libérer la société de toute dette. La préparation au Concours de Cannes, par surcroît, allait nécessiter des ressources importantes. Alors comment faire ?

    La participation au concours, tous frais compris pour la période du 31 mai au 1er juin avait été estimée à sept mille francs. À quelques semaines de cette date, la caisse ne contenait que quatre mille neuf cent soixante-douze francs. Il était donc absolument nécessaire de réunir les sept mille francs requis afin de ne pas toucher à la trésorerie courante.

    Les moyens les plus divers seront employés : on demandera bien sûr une subvention spéciale à la Municipalité, mais on organisera aussi une fête au profit du concours, on fera appel à la générosité des membres honoraires... encore que cette dernière démarche ait demandé beaucoup de diplomatie car ces derniers avaient été récemment très sollicités pour l'amortissement de la Salle Gounod.

    Mieux encore ! Marius Aillaud, toujours soucieux de donner l'exemple, déclarera en réunion de Bureau du mois de janvier qu'il abandonne en faveur de la Caisse du concours l'obligation de vingt-cinq francs souscrite à l'emprunt pour la construction du siège ; il y ajoute même un versement de vingt-cinq francs. Ma foi ! un don de cinquante francs, voilà qui n'était, pas négligeable, pour l'époque ! L'émulation jouant, d'autres apportèrent leur contribution.

    S'attaquer aux recettes était une bonne tactique, mais elle aurait été incomplète si la question des dépenses n'avait donné lieu à une étude scrupuleuse.

    Le Président Aillaud écrivit aux hôteliers de Cannes pour avoir des tarifs spéciaux car les prix pratiqués dans ce haut lieu du tourisme de luxe étaient bien trop élevés pour nos musiciens d'origine modeste. Il demanda également aux participants d'apporter un repas froid à consommer pendant le voyage aller du samedi. De cette façon, il put économiser six cent quarante francs.

    D'autre part, les ouvriers de l'Arsenal ayant droit à un congé payé, il les incita à ne pas demander à la société le remboursement de leur salaire. Cela pourrait s'étendre aux employés appointés et aux membres travaillant à leur compte. Ainsi, il serait possible d'économiser encore environ six cents francs.

    Tous ces calculs, ces comptes d'apothicaires peuvent faire sourire tout autre qu'un responsable d'association qui a toujours en tête des soucis de trésorerie. Car il est toujours vrai que, comme le disent encore ceux de la génération descendante, il n'y a pas de petites économies.

    Ainsi furent réunies les ressources nécessaires au Concours international de Cannes.

 

La Seynoise au concours

    Nous n'entrerons pas dans tous les détails d'une organisation qui fut d'ailleurs pleinement une réussite et qui se maintint au niveau de celle du concours de 1904. Le jury, composé des plus hautes sommités musicales de France, était placé sous la présidence d'honneur de Monsieur Gabriel Fauré, membre de l'Institut, et sous la présidence effective d'André Messager, président de la Société des Auteurs compositeurs dramatiques.

    On avait prévu plusieurs catégories : Harmonies, Fanfares, Trompettes de chasse, Estudiantinas et Orphéons, chaque catégorie comprenant un jury présidé par des hommes tel Gabriel Parès, ancien chef de la Garde Républicaine, compositeur de talent, Alexandre Courtade, de l'Opéra et des Concerts Colonnes, etc.

    Les épreuves comprenaient un concours de lecture à vue, un concours d'exécution et un concours dit d'Honneur.

    Tous les frais de voyage, de séjour, de nourriture, étaient à la charge des participants. L'aide de l'État était des plus modestes car le budget dévolu à la culture était alors réduit à la portion congrue. Cependant les services ministériels des Beaux-Arts avaient offert des récompenses sous forme de palmes, de médailles, d'objets d'art ou de prix en espèces.

MUSICIENS EXÉCUTANTS
AU CONCOURS DE CANNES DE 1925
Président : Marius AILLAUD
Chef d'Orchestre : César CASTEL
Sous-Chef : François TALIANI

    Exécutants (67) :

Jean ABBONA - J. AGNELLI* - Jean AGNESIO - Alexandre AGOSTINI - Antoine ARÈSE -
Roger ARNAUD - D. ARDISSONE* - Louis AURENGE - Jules BARBE - Maxime BARDES -
Roland BARGIANI - P. BARRUS* - Fernand BASCHIERI - Maurice BLANC - M. BLAY* -
Corrado BONACCORSI - Joseph BONACCORSI - Alfred BONINO - Michel BRUNO - Albert CAMPI -
Jean CONTRATTO - Henri DALMAS - Louis DECUGIS - André DELFINO - Jean DINI -
Paul EGLIN - Joseph ELLENA - Germain ÉTIENNE - André GILARDI - Antoine GONET -
Albert GUGLIERI - Jean GUILHON - Marius GUINCHARD - Marius HUGUES - Paul HUMBERT -
Laurent JAUBERT - François KESLER. - Louis KESLER. - Victorin LYON - Auguste MAFFIOLO -
Marius MARTINENQ - Alexandre MAUREL - Jean MEISSONNIER - Albert MERCIER - M. MERLO* -
Alexandre PONTREMOLI - Baptistin REYNAUD - Victor REYNOUARD - Laurent RIBBA - Pierre ROMANO -
Camille ROSSLER - M. RATTI* - RIBAUD* - André ROUDEN - Félix SAUVAIRE -
Raoul SAUVAIRE - Charles SCHIVO - Raoul SILVY - Ferdinand TALIANI - François TALIANI -
Paul VENEL - Antonin VERRENDO - Jean VESPERO - Baptiste VIALARD - Mathieu VILLECROZE -
Marius VITTON - P. ZATTARA* -
* Musiciens (8) inscrits sur la liste du concours de Cannes mais qui ne figurent pas dans la liste des membres exécutants de La Seynoise en 1925

    La Ville de Cannes fut littéralement envahie pendant ces journées des 31 mai et 1er juin. Tous les hôtels affichaient Complet et pourtant le prix des chambres variait de quinze à vingt francs la nuit. L'armée y mit du sien, louant des paillasses, des sacs de couchage des lits de camp, à raison de trois francs par personne - un comble ! - ce qui prouve bien que chez nos militaires non plus, il n'y a pas de petits profits...

    Si l'on en croit nos anciens, ce furent des journées inoubliables. On compta jusqu'à cent trente-quatre formations venant de quarante-sept départements et de trois pays étrangers limitrophes de la France. Le nombre des exécutants atteignit le chiffre de six mille sept cent soixante dix-neuf exactement. Si l'on considère que nombreuses étaient les dames accompagnant leur mari, que les mélomanes les plus fervents avaient afflué pour profiter de ce spectacle grandiose, on peut estimer à dix mille environ, le nombre des participants à des titres divers au Concours de Cannes.

    La Seynoise figura parmi les formations les plus importantes en première section de la division supérieure, avec soixante dix-neuf exécutants - y compris les quelques remplaçants éventuels. Ce fut César Castel qui la conduisit devant un jury des plus exigeants.

    Un mistral violent soufflait ce jour-là, faisant trembler les pupitres et gênant considérablement l'acoustique. Et voilà qu'au beau milieu de l'exécution, le pupitre de César Castel quitta l'estrade, bruyamment projeté à plusieurs mètres, avec les feuilles de la partition qui s'envolèrent par-dessus la tête des musiciens imperturbables poursuivant avec application leur épreuve.

    Sublime, souriant, plus que jamais sûr de lui-même, César Castel continua de diriger son orchestre jusqu'au bout du morceau imposé sans aucun texte sous les yeux.

    Bien sûr, on nous dira qu'il connaissait bien sa partition. Cela permit à certains de laisser entendre qu'il n'eut pas grand mérite à s'en tirer. Mais tout de même !

    À ce sujet, deux thèses s'affrontent encore aujourd'hui pour expliquer l'incident : les uns affirment que le chef d'orchestre, fougueux et déchaîné, avait heurté le pupitre de son poing, les autres estiment qu'il fallait effectivement incriminer la violence du vent. Il nous a même été donné d'entendre dire que c'est dans le but d'époustoufler le jury et de s'assurer la victoire, que César Castel aurait sciemment bousculé le pupitre...

    Qui croire ?

    Qu'importe ! Le résultat était là et la voltige du pupitre, l'envol des partitions ne laissèrent pas le jury indifférent. Littéralement sidéré par tant de maîtrise aussi bien de la part des musiciens que de leur chef, le jury fut très fortement impressionné d'autant que la foule, toujours prête à voir le fauve dévorer le dompteur, ne lui en veut pas quand il s'en tire indemne et applaudit à grands cris.

    Au bout du compte, La Seynoise ramena de Cannes un premier prix de lecture à vue, un premier prix d'exécution et un prix dit « d'Honneur », ce qui lui valut l'attribution de trois palmes d'or et d'une dotation de quatre mille francs.

    Est-il besoin de préciser que le retour à La Seyne fut un triomphe ? Le défilé de nos vainqueurs fut salué par une foule débordante d'enthousiasme en présence des membres de L'Avenir Seynois, de la Municipalité et des personnalités locales.

    Ces succès remarquables inspirèrent à notre concitoyen Louis Roux, ancien membre exécutant, membre honoraire de La Seynoise, un poème intitulé « Hymne à la Seynoise » qu'il rédigea dans les heures qui suivirent le concours de Cannes et qu'il n'est pas inintéressant de publier dans notre historique, tant il exprime l'émotion et la sincère reconnaissance d'un Seynois envers sa philharmonique.

HYMNE A LA SEYNOISE
À l'occasion du Concours international de Cannes en 1925 
Seynoise ! tes succès au grand concours de Cannes
Font que toujours plus haut, glorieuse, tu planes,
Ajoutant des lauriers à ceux de ton passé,
Comme si, à nos yeux, tu n'en avais assez.
Il fallait en effet, qu'une nouvelle gloire
Vint illustrer ton nom d'une triple victoire
Trois prix et trois Premiers conquis sur tes rivales,
Qui étaient, cependant, à peu près tes égales,
Sont venus consacrer ton prestige et son art.
Dans le tournois fameux auquel avaient pris part
Tant d'autres sociétés, comme toi, valeureuses,
Et comme toi aussi, de succès désireuses.
Conduite par un chef jeune et plein de talent,
Tu as, dès ses débuts, compris son sentiment,
Que l'on peut résumer par ce seul mot Artiste
Et que tu as suivi sur une bonne piste.
Sois fière d'un tel chef, comme il est fier de toi.
Il vient de se classer dans ce si beau tournoi !
De plus, ton Président, plein de sollicitude,
Toujours prêt à aider, à soulager l'étude,
Digne conservateur de l'ordre et du maintien,
De La Seynoise enfin, le plus zélé soutien.
Te voici, désormais, parmi tant de musiques,
En droit de te placer dans les plus magnifiques.
À tes anciens lauriers, tu pourras joindre encor
Prix des derniers succès, trois belles palmes d'or.
Ton drapeau surmonté d'un si noble trophée,
Dira combien de fois tu fus récompensée,
Mais les nouveaux lauriers que tu viens de cueillir
Vont, sans le rendre vain, encor l'enorgueillir.
Ainsi sont couronnés tes efforts et ta peine.
Aussi, dans l'avenir tu peux être certaine
De trouver devant toi, l'horizon élargi.
Les éloges, pour toi, de partout ont surgi.
Toutes les sociétés L'Avenir Seynois même,
Le Maire et ses Adjoints, témoignage suprême,
La foule des Seynois, massés sur ton parcours,
Sont venus saluer ton triomphal retour !
La Seyne a bien senti dans ta belle victoire,
Qu'elle avait bien le droit de partager ta gloire
Dans l'accueil chaleureux fait à tes musiciens,
Elle a voulu montrer qu'ils étaient bien les siens.
Mais dans ton enthousiasme, ô vaillante seynoise,
Nous savons que tu sais en ta gloire cannoise,
Joindre le souvenir des vénérés « anciens »,
Dévoués Présidents, ou Chefs ou Musiciens,
Tous ceux qui étaient là dans ta gloire passée
Sont, en ce jour heureux, présents à ta pensée,
Ainsi, à leur mémoire un bien juste tribut
Est, par ce souvenir, aux yeux de tous, rendu.
Ils seraient tous heureux de ta gloire nouvelle
Et ne rougiraient pas d'être battus par elle !
Seynoise ! Pour le fruit d'efforts bien concertés,
Tes trois grands premiers prix, tu les as mérités. 
La Seyne, le 5 juin 1925
Louis Roux
Félibre mainteneur
Ancien membre exécutant
Membre honoraire de La Seynoise

 

Un retour triomphal

    Le succès de Cannes fut suivi de plusieurs réjouissances auxquelles fut associée la population. Mais pour que soit perpétué le souvenir de ces heures de célébrité, le Conseil d'Administration fit confectionner un grand panneau rectangulaire d'une hauteur dépassant deux mètres et portant en son sommet l'effigie de Berlioz encadrée par des lyres et par les millésimes 1924-1925. Au-dessous, on trouve l'effigie de Marius Gaudemard, fondateur de La Seynoise ainsi que, réparties de part et d'autre, les portraits des membres du Conseil d'administration avec celle du Président Aillaud, du Chef Castel et du sous-chef Taliani légèrement plus grandes que les autres. Plus bas, par rangées de dix, sont alignés les portraits des musiciens exécutants, en buste, ce qui laisse deviner les costumes de cérémonie, les cravates noires et les nœuds papillons. Ce grand panneau souvenir est encore visible dans le bureau de La Seynoise tout au fond et à gauche. Le nom de chaque personne qui y figure y est inscrit sur des étiquettes en écriture ronde d'une parfaite régularité. Malheureusement, depuis plus d'un demi-siècle, ces photographies sans protection efficace ont subi les injures du temps. Certains noms sont à peine lisibles, mais on peut se féliciter que des modèles réduits de ce grand panneau aient été tirés pour les attribuer aux familles des musiciens. Ces documents d'archive que l'on peut encore trouver dans certaines familles respectueuses des choses du passé se présentent sous la forme d'un rectangle de vingt-cinq centimètres de long par dix centimètres de large et dont les photographies ci-jointes sont une reproduction.

    Ce qui est remarquable, c'est qu'au bas de ce document se trouvent reproduites les armoiries de la ville de La Seyne, se détachant au-dessus d'une vue de la darse que dominent les silhouettes du pont-levis des chantiers, des grues et des mâtures. Ainsi étaient associées dans la même représentation, notre Philharmonique, la ville et son industrie navale devenue quasiment emblématique.

Photographies des musiciens ayant participé au concours de Cannes - Archives privées de Mme Schivo (Repro Studio Iris - La Seyne sur Mer)

Suite des photographies de musiciens ayant participé au concours de Cannes

    On se souvient qu'après le Concours international de Cannes au début du siècle, des réjouissances avaient suivi à La Seyne. On ne voulut pas, en 1925, que les Seynoises et les Seynois ne puissent apprécier les exploits de leur société musicale dans les seuls comptes-rendus de presse. Aussi furent-ils invités un soir de la mi-juin, sur la Place Ledru-Rollin autour du kiosque à musique, pour entendre les partitions exécutées lors du concours. Ovations, vivats et manifestations diverses de joie et de plaisir satisfait ne furent pas comptés aux musiciens par un public chaleureux. Le dimanche suivant, un apéritif rassembla les personnalités locales et départementales. Des discours vibrants comblèrent d'éloges les vaillants musiciens et leurs dévoués dirigeants. Le Président Aillaud et tous les membres du Conseil d'administration, dont la joie se lisait sur leur visage ému, vécurent là des moments parmi les plus agréables de leur existence. Cela ne manqua pas de les encourager à poursuivre leur belle mission.

 

Départ du Chef de Musique

    Hélas, quelques mois après ce succès fulgurant, La Seynoise allait connaître une grave déconvenue. Par une lettre en date du 3 octobre 1925, César Castel faisait connaître au Conseil d'administration son intention d'abandonner ses fonctions de Chef de Musique. Il n'avait aucun grief à formuler ni à l'encontre du Président ni à l'encontre de ses collaborateurs, mais, disait-il, la principale raison de son départ était l'amélioration de ses conditions matérielles : il avait reçu des propositions intéressantes lui permettant de continuer à exercer son art tout en améliorant son niveau de vie. C'était là son droit que le Président Aillaud ne voulut pas lui reconnaître car, profondément contrarié par cette décision, il jugeait son chef de musique comme un vulgaire lâcheur. « Il pourrait tout de même se rappeler - disait-il amèrement - que c'est bien La Seynoise qui lui a permis de se faire connaître. Il fait passer ses intérêts avant ceux de la société ! ». Ce qui était, dans la bouche de cet homme intègre et scrupuleux, une grave accusation.

    Le bruit courut que César Castel devait diriger une importante formation à Lyon. En vérité, ses occupations étaient bien trop nombreuses car il enseignait au conservatoire de Toulon, siégeait comme dirigeant d'une symphonie toulonnaise, tenait son pupitre de hautbois à l'Opéra de Toulon, enseignait également la musique à l'École Martini... On se demande où il trouvait le temps de faire tout cela. Sans compter qu'il donnait aussi des leçons particulières à domicile.

    On avait beau expliquer au Président Aillaud que son chef de musique résidant à Toulon où se concentraient toutes ses activités avait le désir d'alléger quelque peu ses obligations, il ne voulait rien entendre. Il ne pourrait jamais admettre cette défection qui à ses yeux confinait à la trahison. Alors, un jeudi matin, après une nuit d'insomnie, M. Aillaud qui faisait toujours passer ses intérêts personnels après ceux de son association, prit le chemin de la salle Gounod, ruminant silencieusement les moyens de signifier clairement à César Castel son mécontentement désappointé et amer. Après avoir passé d'un pas pesant le seuil de la bâtisse, il entra dans le bureau, à sa gauche, et observa un moment en silence le grand panneau commémoratif de la victoire de Cannes où figuraient, vous vous en rappelez, les photographies de tous les exécutants. Alors, dans un geste de rage, il arracha le portrait du chef de musique.

    Pendant des décennies, le vide laissé par ce geste de dépit n'avait jamais été comblé. Par crainte de s'attirer les foudres du Président, aucun membre de La Seynoise n'osa remettre le portrait de César Castel à la place qu'il avait tout de même méritée en son temps. Il aura fallu cinquante-sept ans et notre modeste historique pour le réhabiliter...

    Malgré le chagrin éprouvé par les membres de La Seynoise lorsque César Castel démissionna, ils durent bien se résoudre à le remplacer. « Il faut désigner un Seynois ! », disaient les anciens musiciens. « Un enfant de chez nous qui aimera La Seynoise comme sa propre famille ». D'autres surenchérissaient : « Il avait bien du talent, César Castel, mais son cœur n'était pas à La Seyne. Il ne pouvait pas éprouver les mêmes sentiments que les enfants du pays. On ne pourra jamais le comparer à un Silvy qui a toujours donné le meilleur de lui-même à la société pendant trente-trois ans ».

    Alors, on se souvint de l'affrontement qui avait suivi la disparition du vieux chef de musique, un conflit entre deux musiciens de la formation, François Taliani et Albin Delord. Si ce dernier avait quitté la philharmonique, le cœur meurtri par la rancune, l'autre avait ravalé son dépit et continué modestement mais efficacement ses fonctions de sous-chef. C'est donc vers lui que tout naturellement on se tourna. D'ailleurs, n'avait-il pas acquis à La Seynoise une grande autorité et n'est-ce pas aussi grâce à son travail efficace et discret, au pupitre des pistons, que l'association avait conquis sa notoriété ? Sans parler de ses grands mérites dans le fait qu'il était l'artisan du recrutement et de la formation des jeunes musiciens. Souvenez-vous en effet que c'est lui qui fut à l'origine de La Seynoisette dont les prestations au cours des défilés carnavalesques étaient très appréciées.

    Taliani jouissait donc d'une bonne estime générale au sein de la société. Aussi son élection fut-elle ratifiée par quarante voix contre deux et deux bulletins blancs.

    Nous sommes alors en 1925 et ce poste de Chef de Musique, il le tiendra honorablement jusqu'en 1937. Mais en attendant, revenons un peu sur les activités de La Seynoise sous la présidence de Marius Aillaud.

 

Des activités fécondes

    Depuis les succès éclatants à Cannes, l'association se trouvait un peu dans la situation qu'elle avait connue en 1904, où elle s'était affirmée comme la meilleure formation musicale de la région.

    À l'époque, le Président Guérin s'efforçait de maintenir le rythme des activités ou même de les améliorer. Vingt ans plus tard, le Président Aillaud connut une situation semblable et déploya lui aussi tous ses efforts pour répondre aux exigences nouvelles.

    À un certain moment, la renommée crée des obligations auxquelles il est difficile de se dérober et que des événements imprévus dont les hommes sont difficilement maîtres, empêchent de satisfaire.

    Pendant plus de dix ans, les activités de La Seynoise furent régulières et d'une extrême fertilité. Les relations avec les associations artistiques, les équipes municipales, les syndicats, se poursuivaient sans anicroches. Nos musiciens étaient demandés partout et M. Aillaud échangea une importante correspondance avec des collectivités ou des personnalités de toute la région. Ce courrier, tracé par sa belle écriture, peut se consulter aujourd'hui encore dans les archives de la société. Tous ces textes écrits de sa main pourraient constituer un ouvrage volumineux et plein d'enseignements précieux.

 

« Comme une épée de Damoclès »

    L'un des soucis majeurs qui taraudait le Président était de voir disparaître au plus tôt la dette que la société avait contractée lors de l'acquisition et de la construction de la salle Gounod.

    Il lança des appels pathétiques à tous les membres actifs ou honoraires, et particulièrement à la Municipalité que dirigeait alors le Docteur Mazen. Chaque fois, il demandait des aides financières.

    La salle, souvenons-nous, avait été inaugurée en 1922 et sa construction devait être payée en quinze annuités. Des engagements avaient été pris en ce sens par le Conseil d'administration. On trouva des ressources importantes par l'organisation de soirées récréatives fréquentes. La commission artistique dont Pierre Fraysse fut le premier président, se démenait sous l'impulsion du Président Aillaud qui voulait libérer au plus tôt la société de ses dettes. Selon une expression que les plus anciens ont dû entendre un nombre in calculable de fois, il disait : « Je ne veux plus voir cette épée de Damoclès planer au-dessus des destinées de La Seynoise ».

    Il galvanisa les énergies pour intensifier la propagande dans la population au sein de laquelle il puisait depuis longtemps des encouragements et une amitié indéfectibles. Notons pour mémoire que dans les années 1927, La Seynoise compta jusqu'à mille vingt-quatre membres honoraires et une bonne trentaine de membres bienfaiteurs. C'est ainsi que les ressources de la société furent grandement améliorées.

    La municipalité sollicitée avait consenti un prêt d'honneur de six mille francs que La Seynoise devait rembourser en dix ans. La gestion rigoureuse, le contrôle sévère des recettes et des dépenses qu'il mena avec acharnement, permirent au Président Aillaud d'écrire à Monsieur le Maire en 1937 que La Seynoise venait d'effectuer le dernier versement au Receveur municipal et qu'ainsi le prêt d'honneur était restitué quatre ans avant la date fixée.

    Libéré de ce motif d'inquiétude qui le rongeait véritablement depuis longtemps, le Président ne se douta pas que d'autres épreuves bien plus cruelles l'attendaient sur la route de ses responsabilités.

    Mais dans l'immédiat le fonctionnement normal de l'association allait se poursuivre honorablement à une cadence soutenue pendant plusieurs années et sans interruptions. Avant d'en examiner les aspects les plus divers, arrêtons-nous un instant, sur un événement qui fit date dans l'histoire de notre philharmonique et qui se situe au début de l'année 1931.

 

« Promotion violette » pour trois membres de La Seynoise

    Trois des vétérans de La Seynoise figurèrent en effet à cette date dans la promotion violette, distinction honorifique attribuée généralement aux écrivains, aux artistes et aux éducateurs. Sa création remonte à 1808 et elle a été transformée en ordre en 1955. Depuis qu'existe La Seynoise des centaines de ses membres ont reçu cette distinction. Il a été impossible de reconstituer la liste de tous les bénéficiaires. Mais nous nous sommes arrêtés plus particulièrement sur cette année 1931, car il s'agissait de trois anciens dont le dévouement à l'association avait duré plusieurs décennies et qu'il est rare, dans la vie mouvementée d'une société, de trouver des individus capables d'un tel dévouement allié à une telle fidélité.

    Il s'agissait donc de rendre hommage à trois camarades de La Seynoise.

    Le secrétaire Jaubert fut élevé au rang d'officier de l'Instruction publique, Raoul Silvy, trésorier et Charles Schivo, doyen de l'association, devinrent officiers d'académie. À propos de ce dernier, eu égard au fait qu'il a œuvré pendant cinquante trois ans dans les rangs de La Seynoise, nous avons pensé qu'une mention spéciale devait lui être réservée que l'on trouvera à la fin de l'ouvrage sous la forme d'une notice bibliographique spéciale le concernant.

    Cette journée de triple promotion violette à La Seynoise fut célébrée dignement dans la salle de la rue Gounod. Si le président Aillaud, rayonnant, félicita chaleureusement ses amis, notre concitoyen Louis Roux, Félibre, membre honoraire de La Seynoise composa un poème plein d'une reconnaissance sincère à La Seynoise et à ses musiciens. Nous reproduisons ce texte in extenso

PROMOTION VIOLETTE À LA SEYNOISE EN 1931
Aux camarades :
Jaubert, Secrétaire, Officier de l'Instruction publique
Silvy, Trésorier, Officier d'Académie
Schivo, Doyen, Officier d'Académie 
La Seynoise, déjà, compte bien des lauriers
Ses vaillants musiciens, comme de vrais guerriers,
Les ont cueillis partout, dans ces rudes batailles
Où, au lieu des canons vomisseurs de mitrailles,
Tonnaient les instruments, armes d'art et de paix,
Où, au lieu de la poudre aux nuages épais,
On entend résonner la voix de l'Harmonie,
Voix sublime qui vient d'une phalange unie
Qui lutte pour l'honneur, aussi, de son drapeau,
Mais où l'on ne voit point, au moins, comme un troupeau,
En ces jours glorieux tomber la jeune race !
Non, les lauriers qu'ici en ces vers, je retrace
Couronnent les efforts, consacrent les progrès
Sans laisser après eux ni larmes ni regrets !
Nous les avons fêtés, ces lauriers, ô Seynoise,
Lorsque tout récemment de la Cité Cannoise,
Tu revins triomphante et couverte de prix !
Mais que de peine, hélas, que d'efforts bien compris
S'imposent chaque jour, pleins d'un viril courage,
Tous ceux qui, dans tes rangs se mettent à l'ouvrage.
La plupart, ouvriers, qui, après le labeur,
Viennent, changeant d'outil, avec la même ardeur,
Cessant de manier le burin ou la lime,
De tous ces instruments que leur poitrine anime
Faire jaillir la voix en de savants accords
Où dominent souvent et trombones et cors !
Mais, parmi ces vaillants, quelques-uns davantage
Ont une part plus grande à ce commun partage
Et d'un rôle doublé acceptent le fardeau,
Passant de leur pupitre aux choses du bureau :
L'un, depuis quarante ans et plus est Secrétaire ;
Un autre, des deniers tient le compte sévère ;
Ils soulagent ainsi le zélé président
Pour garder le renom que, de leur feu ardent,
Les musiciens, toujours ont fait à cette élite.
Et ceux-là, n'est-ce pas, ont eu double mérite.
Aussi, pour distinguer leurs services rendus,
Ils auront désormais les insignes bien dus
Les voici décorés ! Ornant sa boutonnière
D'un beau ruban couleur de la fleur printanière,
Silvy aura les Palmes ; Jaubert qui, déjà,
Ici même promu, depuis seize ans les a,
Changera son ruban pour la fine Rosette !
Puis Schivo, le doyen, dans la Légion violette
Entre aussi : un vaillant entre tous, celui-là
Qui plus de cinquante ans dans sa basse souffla !
Et on le voit encor, d'une ardeur jamais lasse,
Dans les rangs aujourd'hui tenir sa bonne place.
Et c'est pour faire fête aux trois nouveaux promus,
Pour les complimenter que nous sommes venus :
Nous nous réjouissons du bonheur qu'ils éprouvent ;
Que nos discours, nos vers, en ce beau jour, leur prouvent
Que nous sommes heureux et fiers de cet honneur,
Que La Seynoise entière éprouve leur bonheur
Car, rayonne sur elle, ainsi qu'un feu qui brille,
Comme il le fait au sein d'une grande famille,
L'éclat de ces brillants qu'on vient de leur offrir.
Ce beau geste, ici, d'exemple doit servir
Pour que dans la jeunesse, ainsi se continuent
Des aînés les vertus et l'ardeur soutenues
Qui, de notre Seynoise assurent le renom !
Élevons notre verre, honorons votre nom,
Sentant battre nos cœurs à l'unisson des vôtres,
Et qu'après ces lauriers nous en fêtions bien d'autres
Portez longtemps, amis Jaubert, Silvy, Schivo,
Vos insignes auxquels nous disons tous : Bravo !
Louis Roux
Félibre
Ancien membre actif
Membre honoraire de La Seynoise
La Seyne sur mer, ce 15 février 1931

 

Encore des excursions

    Les excursions annuelles étaient organisées toujours à avec la même minutie. On se rendait encore au Lavandou, à Sainte-Maxime, Bormes, Cavalaire, Vidauban, Pignans ou Hyères... Mais les déplacements ne se faisaient plus en omnibus tirés par les chevaux car on disposait alors de véhicules à moteur. En outre, chaque fois que cela se pouvait, on utilisait les trains omnibus de la compagnie P.L.M. sur la ligne Paris-Nice, à moins que l'on ait recours au petit train du Sud qui desservait les localités du littoral, le petit Macaron, équivalent du Train des Pignes dans les Alpes-Maritimes et dont nous avons dit le charme et le pittoresque. Mais déjà ce moyen de locomotion qui faisait le bonheur des voyageurs commençait à subir la concurrence du trafic routier.

    Comme par le passé, l'organisation de ces sorties nécessitait des prises de contact avec le transporteur pour louer les véhicules - autocars ou wagons - nécessaires au transport des voyageurs, et avec la Municipalité de la localité visitée. Le Maire se chargeait alors d'informer la ville ou le village. Enfin, il n'était pas superflu de prendre contact avec un ou plusieurs restaurateurs pour commander les repas non sans avoir eu au préalable un échange de courrier concernant les tarifs.


Apéritif concert donné par La Seynoise à Hyères le 15 août 1926

    Pour toutes ces tâches, le Président Aillaud disposait bien d'un secrétaire, mais il préférait écrire lui-même à toutes les personnes et les personnalités concernées. Il n'oubliait jamais dans sa correspondance le Président de la société musicale locale. D'ailleurs des relations amicales, chaleureuses, même, se lièrent au fil des années entre Présidents des formations musicales varoises et même régionales. Nous avons vu comment ces liens de solidarité avaient permis en son temps de triompher de difficultés communes. Et puis les gens qui n'étaient pas comme aujourd'hui abreuvés par les différents média, étaient encore très sensibles aux relations individuelles entretenues pendant des décennies.

    Ainsi, dans ces années qui précédèrent la seconde guerre mondiale, les habitants de nos paisibles villages connurent encore quelquefois la joie profonde de ces rencontres que suscitaient les déplacements de La Seynoise. Essayons de reconstituer succinctement et schématiquement l'une de ces journées dont les anciens parlent toujours avec un plaisir très vif.

    D'une commune à l'autre, le cérémonial diffère peu : la population a été prévenue la veille ou l'avant-veille par la trompette ou le tambour du garde champêtre : « Moussu lou Maire fa saché qué la musico dé La Segno séra ché naoutré pèr douna soun concèrt diminche qué vèn ... ! ».

    C'est suffisant pour provoquer bien avant l'arrivée des musiciens une effervescence inaccoutumée dans le village ou le bourg. Les enfants se montrent particulièrement nerveux et trépignent d'impatience. Les Anciens, plus prévoyants, ont déjà pris leur place devant la porte de leur demeure pour saluer les artistes, comme ils disent. D'autres, que ne rebute pas une longue station debout, iront jusqu'à la place pour entendre le concert. Monsieur le Maire, ceint de la taillole tricolore et entouré de son Conseil municipal s'avance déjà, endimanché, vers le lieu où les voyageurs débarqueront. Mais voilà qu'une estafette envoyée en reconnaissance arrive sur sa motocyclette pétaradante ou son vélo et annonce : « Ils arrivent, ils sont là ! ».

    La caravane des autocars qui nous sembleraient aujourd'hui bien poussifs, mais qui portent alors l'auréole du progrès, investit le village et se gare comme elle peut dans les rues adjacentes. Le flot des musiciens et de leurs amis se répand alors, chacun, au milieu des appels, cherchant à retrouver les siens. Dans ce brouhaha, c'est la rencontre entre le Président, entouré du Conseil d'administration et les autorités locales. L'ambiance est chaleureuse, bonne enfant, mais on ne manque pas d'échanger des propos pleins d'une exquise courtoisie ; de ces propos aimables sans être mondains dont nos anciens avaient le secret. Quand est déroulé le drapeau vénérable de La Seynoise, tout garni d'insignes, tout chargé de médailles, témoins de ses journées de gloire et de son brillant passé, le cortège se forme non sans flottements. On arrive en grande pompe devant l'Hôtel de Ville pavoisé pour la circonstance. La population se rassemble alors en rangs serrés autour des Musiciens qui entonnent une vibrante Marseillaise. Les hommes se découvrent, les Anciens combattants se figent dans un garde-à-vous martial, les Gendarmes saluent militairement. Alors, le Maire et le président, sitôt les derniers accords lancés avec une vigueur qui intrigue les corneilles du clocher, se congratulent et mettent au point le déroulement de la journée. Mais, avant de poursuivre, le Président accompagné des notables locaux se rend au Monument aux Morts qui a souvent été érigé à proximité de la Mairie et y dépose une gerbe de fleurs. Car pas une ville de France n'a été épargnée par la grande tuerie de 1914-1918 et même si elle ne porte que quelques noms, une stèle a été érigée, témoignage de l'horreur de la guerre et portant à travers les âges le souvenir de ceux qui sont morts au combat.

    Ces cérémonies traditionnelles terminées, la musique en formation se dirige alors vers le siège de la société musicale locale qui accueille elle aussi La Seynoise. Dans la plupart des cas, se sont des retrouvailles, car depuis trois quarts de siècle que notre société musicale existe et parcourt le département, certaines localités ont été visitées régulièrement. Alors bien sûr, des liens fraternels se sont noués et les anciens se retrouvent toujours avec une grande et sincère émotion. « Oh tè ! Aqui Louèi ! Emo quo, moun bèou, coumo marcho - Vé, Marius, coumo va lou coou ? ».

    On sert alors un vin d'honneur qui est aussi celui de l'amitié, mais avant de sacrifier à cette cérémonie, la musique entonne un pas redoublé qui crée d'emblée une joyeuse ambiance. Au premier rang, les enfants badent, ravis d'entendre les sons merveilleux de ces instruments brillants ou dont le bois cerclé de métal porte une vénérable patine. Rien ne leur échappe ! ni les mouvements des doigts nerveux, ni les lèvres qui se pincent sur les embouchures, ni les joues qui se gonflent et provoquent parfois leur hilarité. Ils ferment un peu les yeux lorsque la grosse caisse donne de sa voix sourde ou que claquent les cymbales, mais on sait que tout à l'heure, quand ils auront rejoint la poussière de leurs terrains de jeux, ils mimeront la formation musicale qui les a fascinés.

    Les jeunes gens et les jeunes filles, eux, se sont donnés rendez-vous. Pensez donc, il est impensable de laisser passer une telle occasion de se distraire. Certains sont venus à pied des hameaux ou des villages environnants. Les privilégiés possèdent à peine une bicyclette ou, cas rarissime, une moto.

    L'après-midi a lieu le grand concert sous les platanes. On se presse, attentif. Et se succèdent les airs d'opérette comme « Les Cloches de Corneville », « Manon » ou « Les Mousquetaires au Couvent ». Les musiciens partis, on se surprendra à fredonner ces airs en faisant la soupe, en cueillant les olives, ou en labourant un champ... Un refrain lancé par un joyeux drille à la voix claironnante, sera repris à l'infini dans les rangées de vignes, tandis que se remplissent les banastes et que l'on charge les cornues...

    Mais le concert se termine sous les applaudissements chaleureux. Alors La Seynoise offre le bal et en avant les polkas, les mazurkas, les scottish et les valses ! Et le souffle ne manquera à aucun musicien pour prolonger ces moments de plaisir partagé jusqu'à leur dernière limite.

    Car il faut rentrer bientôt et l'on se sépare sur des embrassades, des bravos et des promesses de retour. À cette époque où les distractions étaient rares, nos musiciens apparaissaient comme des bienfaiteurs. Mais à cette époque où les occasions d'entendre de la musique n'étaient pas si fréquentes, ils permirent aussi de répandre jusque dans le village le plus reculé du département la connaissance de ce qu'est l'Art musical. Ils furent pendant de nombreuses années des missionnaires de la culture et des dispensateurs de joies. Et chaque instrumentiste avait à cœur d'être à la hauteur de la réputation de sa formation, tandis que le plaisir qu'il voyait autour de lui le récompensait des efforts exigés par la pratique musicale. Tout cela donnait à nos concitoyens une forme d'esprit faite de rigueur, de camaraderie et de conscience des autres que le public ne soupçonnait même pas. Une anecdote illustrera bien notre propos.

 

Une attitude exemplaire

    En écrivant ces lignes il nous est revenu en mémoire une anecdote relative à l'attitude remarquable d'un musicien, J. Frenzel au cours d'une sortie de La Seynoise à Carcès, pendant l'été 1934.

    La musique, rassemblée sur la place du village, exécutait un programme de choix où figurait un morceau extrait du « Guillaume Tell » de Rossini. Avant l'exécution du morceau, le Chef Taliani avait chargé notre musicien de jouer en solo au saxophone baryton un passage particulièrement délicat.

    La place n'était pas ombragée sur toute son étendue et notre concitoyen occupait une place qui se trouvait en plein soleil.

    Tout se passait le mieux du monde. On arriva au passage où notre ami Frenzel attaqua avec maîtrise son solo. C'est un moment impressionnant que celui où le musicien, dans un silence total, attaque seul. Le public vit l'angoisse et le plaisir mêlés du musicien. Il redoute la fausse note et s'extasie des nuances données à l'interprétation.

    Tandis que de son saxo J. Frenzel tirait des sons exquis, il fut pris d'une violente hémorragie nasale sans doute due à la longue exposition au soleil. L'instrumentiste, sans s'affoler continua de jouer alors que son sang dégoulinait de son nez sur sa bouche, contournait le bec du saxophone, descendait sur le menton et de là, goutte à goutte, se répandait sur le veston, le pantalon... Un désastre ! Mais aussi quelle maîtrise de soi pour notre musicien qui, stoïquement et sans défaillance, alla jusqu'au bout de son morceau. Pourtant, le sang engluant ses lèvres ne facilita pas son travail sans toutefois altérer la précision des notes émises. Il dut les trouver bien longues les quelques minutes de son solo... ! Lorsque, sous la baguette du chef, l'orchestre reprit ensemble, il put sortir son mouchoir et étancher ses narines.

    Le plus fort, c'est que personne ne se rendit compte de sa mésaventure, ni le chef du haut de son pupitre, ni ses voisins et encore moins le public. Ils ont bien ri, les uns et les autres lorsqu'ils ont su, mais ils lui ont aussi rendu un grand hommage pour son courage et son calme. Cela provoquera d'ailleurs la réponse tranquille de l'intéressé : « Je ne pouvais tout de même pas vous demander d'arrêter le concert pour étancher mon nez... ! ».

    Et le plus admirable est que ces hommes qui avaient à ce point le sens de leur mission, la conscience de ce qu'il faut faire et ne pas faire étaient pour la plupart des ouvriers qui, toute la semaine, noirs de charbon ou blancs de farine, appartenaient à la grande famille des travailleurs.

 

Des travailleurs musiciens

    Car, ne l'oublions pas, une fois rentrés à La Seyne, nos braves musiciens vaquaient à leurs occupations.

    Il ne fallait surtout pas manquer la porte, comme ils disaient, sans quoi le marron vous était refusé et la victime de ce refus perdait une demi-journée de travail et de salaire. Ceux qui travaillaient dans les champs ou à leur compte, jouissaient d'une certaine liberté dans l'organisation de leurs emplois du temps, mais par contre, avaient parfois le souci d'une commande qui n'attend pas ou d'une récolte à rentrer...

    Le Président Aillaud, lui, reprenait son poste au pupitre de son École Martini et s'il dirigeait un chœur, c'était celui de ses élèves chantant les tables de multiplication, les règles de grammaire ou les dates importantes de notre Histoire de France. Là, les notes n'étaient certes pas aussi harmonieuses que lorsqu'elles émanaient de La Seynoise. Ce travail qui occupait pleinement son temps ne l'empêchait pas, la classe terminée et les cahiers scrupuleusement corrigés, de se rendre à la rue Gounod pour mettre à jour la correspondance. Il faut bien se souvenir que tout était réglé par lettres, dès que la distance interdisait des rencontres directes. Ah s'il y avait eu le téléphone... !

 

Un président attentionné et efficace

    Dans ses activités de secrétariat, le Président Aillaud qui avait le goût du travail bien fait écrivait d'abord un brouillon qu'il recopiait ensuite de sa belle écriture sans omettre le moindre plein, ni le plus petit délié. Mais une fois la lettre signée, il lui fallait en écrire le double sur le registre destiné aux archives. Ce soin, le Président le laissait souvent à son secrétaire, Monsieur Jaubert.

    On aurait tort de croire que tout ce temps que demandait l'expédition d'une seule lettre poussait notre Président à n'en écrire que lorsqu'il ne pouvait faire autrement. Au contraire, le père Aillaud, dont la réputation d'homme un peu sévère était bien établie, savait avoir des attentions délicates et d'une exquise courtoisie.

    Ainsi, après chaque visite à l'occasion d'une sortie de la société, le Président écrivait au Maire de la localité d'accueil, le remerciant des excellentes conditions de déroulement de la journée ; il remerciait également le restaurateur, surtout si ce dernier s'était mis en quatre pour régaler ses convives. Le Président de chaque société locale associée à la journée recevait également un mot aimable le remerciant de sa présence au concert. Et toutes ces lettres rédigées en termes d'une rare courtoisie, dans un style parfois touchant de sincérité, ne pouvaient que maintenir d'excellentes relations entre La Seynoise et la population varoise.

    Mais cela n'empêchait pas le Président, au contraire ! de porter ses efforts pour que persiste entre les membres de sa société un climat de bonne entente et de camaraderie. Il tenait à ce que règne la confiance et que chacun se sente solidaire de sa société et des autres membres qui la composaient.

    Un musicien était-il malade ? Il s'informait sur la gravité de son mal et lui rendait visite pour prendre de ses nouvelles. Un jeune instrumentiste était-il parti au service militaire ? Il recevait périodiquement une lettre du Président qui le tenait informé de la vie de La Seynoise et tout en s'enquerrant de son moral et de sa santé, lui prodiguait des conseils paternels. Il faisait mentir le dicton selon lequel le conseilleur n'est pas toujours le payeur : au seuil de la nouvelle année, il lui adressait toujours un mandat qui, malgré la modicité de la somme, était vivement apprécié. Il eut même l'occasion d'intervenir auprès de commandants d'unités de la Marine, de l'Infanterie coloniale ou de l'Armée de terre, pour faire intégrer des jeunes musiciens seynois sous les drapeaux dans les musiques de leur régiment.

    Marius Aillaud avait aussi le souci de ne perdre aucun de ses musiciens. Au contraire, il veillait à recruter toujours davantage les jeunes éléments.

    Avec les autres Présidents d'associations varoises, il savait aussi être attentionné. Il ne négligea jamais de féliciter tel ou tel de ses collègues qui venait de recevoir une distinction honorifique ou une promotion dans l'exercice de sa profession. C'est en termes chaleureux qu'il congratula le Président de l'Union Philharmonique de Saint-Jean-du-Var dont les musiciens remportèrent en 1935 trois premiers prix dans le concours international, avec félicitation du jury.

    S'il savait partager les joies, il ne négligeait pas de s'associer à la douleur de ceux qu'un deuil frappait et ses lettres de condoléances sont souvent émouvantes.

    Cette volumineuse correspondance lui avait valu une réputation de dirigeant hors pair et surtout une autorité indiscutée dans son association. Cette autorité, il savait aussi la faire valoir dans ses contacts avec l'administration et, sans se départir de sa courtoisie, il ne manquait pas de mettre en avant sans ambiguïté ses exigences.

    Ainsi, dans les années trente, les phénomènes bien connus de l'inflation et de la dévaluation monétaires se firent sentir de façon inquiétante - ce n'était pas la première fois, ce ne serait pas non plus la dernière... - Alors le Président écrivit au Maire d'alors, le Docteur Mazen pour solliciter l'augmentation de la subvention communale. Il se plaignait , dans sa lettre, de l'insuffisance des crédits de l'État pour l'encouragement des sociétés musicales et, souhaitant multiplier les concerts publics, il disait dans sa missive : « ... ces quelques heures d'agrément ont une heureuse influence sur l'esprit de notre population car elles lui font oublier quelque peu les heures pénibles de son labeur quotidien ». Devant la démonstration de l'accroissement des charges, du doublement des droits d'auteur, la Municipalité accepta d'augmenter la subvention annuelle, mais le montant de trois mille francs demeura bien modeste en regard des besoins. Aussi, dans la lettre de remerciements qu'il envoya tout de même, le Président Aillaud ne cacha pas sa désillusion. Il écrivit au premier adjoint, M. Lamarque : « Je vous remercie, mais je m'attendais à mieux ! ». On ne peut être plus clair. Et, pour étayer sa remarque, il citait le cas de l'Union Musicale de Draguignan qui recevait de la Ville 20 000 francs par an, de la Lyre Provençale à qui la Municipalité d'Ollioules accordait certes seulement deux mille francs par an, mais qui prenait à sa charge le chauffage et l'éclairage, tout comme la ville de Vidauban, pour la Lyre Vidaubannaise qui accordait tout de même deux mille cinq cents francs. Nous ignorons comment les Élus d'alors apprécièrent cette étude comparée...

    Cette correspondance met en valeur l'intransigeance du Président sur les questions financières. Ainsi, on apprend que chaque fois que La Seynoise participait au lancement d'un navire, elle recevait un don en espèces qui fut de cent, puis de deux cents francs, pour atteindre dans les années trente la somme de trois cent cinquante francs. Après avoir fait ses comptes, M. Aillaud annonça au Directeur des Forges et Chantiers de la Méditerranée que désormais, la somme de mille francs lui paraissait tout à fait normale pour une prestation réunissant entre quarante et quarante-cinq musiciens au tarif de vingt-cinq francs la demi-journée avec en sus, cinquante francs de droits d'auteurs. Le Directeur accepta sans difficulté cette proposition.

    Que l'on nous pardonne d'avoir donné tous ces détails, mais ils montrent que l'activité du Président était bien de lutter pied à pied pour maintenir les ressources de sa société, d'assurer une bonne gestion et d'entretenir de bonnes relations aussi bien au sein de sa société qu'entre sa société et ses partenaires. Durant tout le temps où il fut Président, Marius Aillaud s'acquitta avec honneur de toutes ces tâches.

 

Des activités nombreuses

    On trouve la présence de La Seynoise dans de nombreuses occasions comme l'Inauguration de l'école Curie, résultat du transfert de l'École de filles de la rue Clément-Daniel dans l'ancienne caserne de la Gatonne. Elle répondra aussi favorablement au Comité d'entraide aux chômeurs, à l'Amicale des anciens élèves de l'École Martini, elle participa avec les Tambourinaires de Magali au concert donné à l'occasion du Centenaire de Frédéric Mistral...

    Et puis, avec le temps, les lieux de concerts se multiplient. La Salle de l'Eden-Théâtre, qui est devenu le Comédia, bénéficie d'une excellente acoustique, le Variétés-Cinéma offre aussi un lieu intéressant. Les quartiers périphériques reçoivent aussi la visite des musiciens, comme cela se fait à Saint-Elme. Le banquet de la Sainte-Cécile n'aura plus systématiquement lieu à la Salle Gounod, mais se décentralisera à Fabrégas. Deux cars de la compagnie Étoile pourvoient alors au transport.

    N'oublions pas de signaler, dans cette période, une grande journée orphéonique à La Seyne, organisée par L'Interfédération du Midi de France ; qui comprenait alors les Bouches du Rhône, le Haut Languedoc, le Tarn et Garonne, la Corse, la Tunisie et le Var. La lettre informant le Maire de La Seyne de cette manifestation importante était signée conjointement par le Président Aillaud pour La Seynoise et le Président Chabriel pour L'Avenir Seynois.

    Il semble bien, si l'on en croit cette démarche commune, que des efforts aient été faits de part et d'autre pour que s'améliorent les relations entre les deux formations. On se souvient qu'elles furent parfois glaciales dans le passé. Un autre signe tangible que donnent les archives est le fait que les présidents des deux formations se font connaître mutuellement la composition de leur Conseil d'Administration après le renouvellement annuel. Un climat d'entente semble donc s'être instauré par le simple fait que les dirigeants Aillaud et Chabriel sont des hommes de bon sens. Leurs options en matière artistique et politique se rejoignent. Ils sont des laïques convaincus, M. Aillaud par sa profession d'Instituteur laïque et M. Chabriel par ses fonctions de Directeur du patronage laïque installé alors rue Renan, à l'emplacement des locaux actuels du Service social municipal. Ayant des contacts au sein de l'école publique, ils poursuivent ces relations dans l'exercice de l'Art musical.

    Il convient ici de souligner que ces deux personnalités très estimées à La Seyne ont beaucoup fait pour la concorde entre les citoyens de notre ville. Rendons un sincère hommage à leur mémoire.

    Ajoutons, pour être plus complet, que La Seynoise et L'Avenir Seynois harmonisèrent peu à peu leurs relations. Indépendamment de leur rôle au sein de leur association respective, les musiciens étaient sollicités pour jouer dans les salles de spectacles les plus fréquentées, comme le Comédia ancien Eden-Théâtre, et le Variétés-Cinéma. Signalons pour mémoire que deux autres salles fonctionnaient également : le Kursal, sur le quai Gabriel-Péri et l'Odéon, tout à côté de la Poste. Les deux formations s'étaient partagé les salles pour l'accompagnement des tournées de music-hall. Ainsi La Seynoise, avec l'équipe Taliani-Gilardi, jouait à l'Eden-Théâtre et L'Avenir Seynois, avec le chef Casale, jouait aux Variétés.

    La période 1927-1937 s'achève donc, jalonnée de succès et pleine de foisonnantes activités. Mais encore une fois, l'Europe résonne du bruit de bottes et l'inquiétude grandit dans notre pays.

 

De nouvelles menaces sur la Paix

    En effet, de nouveaux nuages s'accumulent sur les destinées de notre Philharmonique obligatoirement liées aux caprices des événements.

    Dans deux pays frontaliers, le fascisme de Mussolini et le nazisme d'Hitler font régner la terreur et multiplient sur le plan international les coups de force. Ils interviennent partout où ils le peuvent et entretiennent en Europe et dans le monde, un climat de guerre larvée. Par ailleurs, dans des pays comme l'Espagne, l'Autriche, c'est le triomphe de la violence. Souvenez-vous, les anciens, de ces nouvelles alarmantes que nous découvrions chaque matin à la lecture du journal quotidien... Nous pressentions, sans vouloir nous l'avouer que les menaces de guerre se précisaient chaque jour. Ils étaient révolus les enthousiasmes des jours passés avec les concerts, les excursions, les rencontres sportives, dans une ambiance de joies et d'espoirs qu'avait suscitée la victoire du Front Populaire. Tout ceci s'était bien édulcoré et faisait maintenant place à l'inquiétude, surtout après ce que l'on a appelé La capitulation de Munich où la faiblesse voulue des dirigeants européens qui « préféraient Hitler au Front populaire », donna le feu vert à l'expansion du Nazisme et du Franquisme.

    Dans cette atmosphère pesante, une fois encore, La Seynoise va connaître un conflit interne grave de conséquence et mettant en opposition le Président et le Chef d'orchestre.

 

Discorde à La Seynoise

    Il est toujours difficile, dans des cas semblables, de porter un jugement. Les témoignages sur l'origine du conflit restent contradictoires, et, de toute façon, nous n'avons pas vocation de siéger en tribunal.

    L'ambition n'était pas en cause : le chef d'orchestre Taliani n'avait pas l'intention de supplanter le Président Aillaud dans ses fonctions et vice-versa. Depuis longtemps ils collaboraient étroitement mais, de loin en loin on entendait dire : « ça ne pourra pas durer, ils se sont encore brouillés ». Pour quelles raisons ? Souvent des futilités, des questions de détail, l'opportunité d'une décision de l'un que l'autre jugeait discutable. On sait que M. Aillaud était très autoritaire et François Taliani n'était pas toujours disposé à supporter le ton sans réplique du Président.

    La goutte d'eau qui fit déborder le vase fut, comme c'est souvent le cas, une vétille, un malentendu qui prit des proportions démesurées, ridicules. Les deux rivaux refusant toute concession, la rupture fut inévitable. Mais que s'était-il passé ?

    François Taliani avait prêté à La Seynoise des partitions qu'il voulut un jour récupérer. Le Président Aillaud, qui avait cru à un don et non à un prêt, s'en offusqua. De propos aigre-doux en remarques désobligeantes, on en vint aux paroles qui blessent de façon irréparable.

    François Taliani signifia à son Président qu'il se conduisait en véritable dictateur et ce dernier n'acceptant pas ce qualificatif, déclara qu'il désirait être remplacé, prétextant sa fatigue. Effectivement il était alors âgé de soixante-neuf ans et le poids des ans se faisait sentir.

    La Seynoise risquait de se trouver dans la même situation qu'en 1922, année funeste où elle perdit à la fois son président et son chef de musique.

    Ici, il n'était pas question de décès mais de menaces de démissions dont les conséquences pouvaient entraîner des prises de positions au sein de l'association qui donneraient naissance à des clans et des factions. Une assemblée générale extraordinaire intervint pour calmer les esprits, insistant auprès du Président pour qu'il renonce à démissionner. Les pressions de ses solides collaborateurs tels que les Vice-présidents M. Pons et A. Garro, le Secrétaire L. Jaubert, les administrateurs R. Silvy, H. Paul, parvinrent à convaincre le Président de rester.

    Il n'en fut pas de même avec le chef Taliani qui donna sa démission de chef d'orchestre et de membre de La Seynoise à laquelle il appartenait depuis trente-sept ans.

    Ce genre de drame est toujours accompagné de pénibles discussions de reproches anciens, plus ou moins justifiés et le départ d'un homme qui a joué pendant trente-sept ans un rôle important dans une association laisse des blessures chez ce dernier, mais aussi au sein de ses camarades. Ainsi, un mauvais climat s'instaure qui est préjudiciable à la marche de la société.

    Les répétitions, mal suivies, ne groupaient plus qu'un nombre restreint d'exécutants. Les mêmes morceaux revenaient souvent dans les concerts ce qui faisait dire au secrétaire Jaubert qui en avait vu d'autres depuis quarante-trois ans : « Pourquoi ce manque d'assiduité ? Mais voyons ! c'est un cercle vicieux ! Le chef fait toujours jouer les mêmes morceaux. Pourquoi le chef fait-il jouer les mêmes morceaux ? Parce que les musiciens ne viennent pas aux répétitions... Et pourquoi les musiciens ne viennent pas aux répétitions ? Parce que le chef fait jouer toujours les mêmes morceaux ».

    On ne pouvait pas se satisfaire de ce raisonnement. Il fallait tout mettre en œuvre pour faire de l'ordre dans la maison. Une assemblée devait se réunir et trouver des solutions valables.

    Fallait-il accepter la démission de Taliani ? L'assemblée donna la réponse suivante : sur trente et un votants vingt-trois l'acceptèrent contre trois seulement, cinq membres ayant voté blanc ou s'étant abstenu. Cela se passait le 21 janvier 1938.

    La semaine suivante, M. Vernet, ancien maître-musicien des Équipages de la Flotte fut pressenti par M. Aillaud et accepta de succéder à M. Taliani. On avait sans doute beaucoup insisté auprès de lui pour contribuer au dénouement de la crise et il ne semblait pas mettre beaucoup d'empressement à redresser une situation compromise. Et puis, les menaces de guerre se précisant, on avait peut-être l'esprit ailleurs.

    M. Vernet fut nommé Chef de Musique par trente voix sur trente-deux votants. À cette époque, le nombre des membres actifs de l'association était de seulement trente-huit musiciens dont la répartition par profession était la suivante : sept d'entre eux travaillaient aux Forges et Chantiers, dix-neuf étaient employés à l'Arsenal maritime, sept travaillaient dans diverses branches d'activités de la ville et cinq seulement étaient à leur compte. À la veille de la guerre, l'effectif se réduira encore pour tomber à trente-cinq musiciens. Nous serons alors bien loin des soixante-dix exécutants qui, au début du siècle, glanaient les lauriers et l'estime générale. Mais La Seynoise et son Président avaient bien vieilli. Marius Édouard Aillaud avait en effet passé le cap des soixante-dix ans, ce qui ne l'empêchait pas de se rendre tous les jours au siège de la société pour laquelle il avait un amour rude et sans faiblesse. On le voyait, sur le chemin - toujours le même - passer souvent matin et soir, malgré le caractère pénible de l'itinéraire reliant le quartier Domergue, près des Quatre-Moulins à la rue Gounod. Mais il avait à cœur de dépouiller le courrier, expédier des réponses, accomplir les multiples formalités que requiert la gestion d'une association, rendre des visites... Et cette tâche accomplie, il devait seconder sa femme malade et remontait souvent avec les bras chargés par les provisions du ménage.

    Et voilà que dans cette ambiance de déclin, le monde allait s'embraser dans une nouvelle guerre porteuse d'horreurs et de drames.

 

Les années sombres de 1939 à 1945

    Pendant la seconde guerre mondiale déclenchée en 1939, M. Aillaud et ses amis, du Conseil d'administration firent preuve d'un grand courage pour lutter contre l'adversité.

    Le 28 août de cette année néfaste, la salle de la rue Gounod fut réquisitionnée par la Marine qui y envoya une vingtaine de marins et officiers mariniers peu soucieux de tout le matériel entreposé. Il y avait là en effet un riche capital accumulé depuis les origines de la société : mobilier, archives, partitions, instruments de musique, tableaux, objets d'art, étendards, médailles, palmes, statuettes, portraits, etc. Tout cela méritait d'être sauvegardé à tout prix.

    La grande effigie de Marius Gaudemard, père de La Seynoise, semblait veiller de son regard vigilant sur tous ces trésors conquis de haute lutte de concours en festivals. Sa présence prouvait bien que malgré les soixante-dix années écoulées depuis sa mort, ses successeurs avaient gardé le culte de sa mémoire. On peut se plaire à penser que Marius Aillaud qui eut à maintes reprises l'occasion de contempler ce portrait, lui jura en son for intérieur de sauvegarder ce précieux trésor.

    Dès le 3 septembre, il régla toutes les formalités de réquisition et dressa des inventaires, faisant stipuler par les autorités concernées que le patrimoine de la société serait respecté. Tous les contacts nécessaires seront alors pris pour cela avec la Municipalité, la Marine nationale, l'E.D.F., l'administration des contributions, etc. Dès lors, il appartiendra aux occupants de prendre en compte toutes les charges.

    En décembre 1940, un espoir renaît : les militaires vont s'installer ailleurs et, n'ayant plus l'usage de la salle, ils permettent à La Seynoise de réintégrer ses locaux. Momentanément du moins !

    On fit appel, à cette période, à notre philharmonique à l'occasion de l'organisation d'un arbre de Noël en faveur des enfants de prisonniers et de ceux des réfugiés des régions occupées par l'ennemi.

    Peu après, le Conseil d'administration est renouvelé et l'on ne trouve plus que dix-neuf exécutants. Il est alors décidé de faire des répétitions tous les jeudis avec des morceaux très simples, en général des pas redoublés. Dans l'appareil de direction, des mutations normales se produisent. Des membres vénérables démissionnent en raison de leur âge et c'est le cas de Laurent Jaubert et de Raoul Silvy. Hommage soit rendu à ces militants de l'Art musical qui apportèrent leur concours bénévole pendant plusieurs décennies. En effet, Laurent Jaubert assura le secrétariat de La Seynoise pendant quarante-quatre ans et Raoul Silvy, membre exécutant, occupa pendant fort longtemps divers postes dans le Conseil d'administration.

    Au cours de cette réunion du Conseil d'administration, on en vint à des décisions pénibles mais dans la logique des événements : toutes les réjouissances de quelque nature qu'elles fussent se virent supprimées pendant toute la durée des hostilités. La vie de La Seynoise s'en trouva paralysée pour longtemps. Mais notre philharmonique ne fut pas un cas d'espèce. Le pouvoir gouvernemental de Vichy, qui ressemblait étrangement à celui du Second Empire, mit sous surveillance stricte la vie associative qui était suivie par la Police des Renseignements généraux que talonnait déjà la sinistre Gestapo. La Municipalité de l'époque toute à la dévotion du Maréchal Pétain qui l'avait nommée - rappelons que sous l'État Français, la Municipalité n'a pas été élue, mais nommée - appliquait à la lettre ses consignes et ce n'est pas auprès d'elle que La Seynoise pouvait trouver aide et protection.

    La mobilisation avait contribué à réduire les effectifs des musiciens exécutants. Ce fut donc l'asphyxie progressive précipitée par une nouvelle réquisition de la salle Gounod au profit d'une organisation appelée Entraide Française.

    Il n'y avait pas d'autre solution que de s'incliner devant l'autorité militaire souveraine et cela n'était pas du goût du Président Aillaud qui souhaitait pouvoir au moins réunir son Conseil d'administration.

    Malgré les interdits et les intimidations, il écrivit au début de l'année 1941 à l'Amiral Marquis, qui détenait des pouvoirs discrétionnaires, pour lui demander la permission de réunir les quelques musiciens disponibles. Dans un premier temps, il obtint satisfaction : la Musique put donc se réunir à la Bourse du Travail. Aucune limite ne lui fut imposée quant à la fréquence des réunions. Les répétitions se firent alors sous la direction de Félix Sauvaire, du pupitre des clarinettes, qui avait accepté cette charge sans pour autant se pousser du col. Il fut d'ailleurs de ceux qui s'acharnèrent à empêcher que disparaisse La Seynoise. Le Chef en titre, M. Vernet, peut-être par manque d'enthousiasme, mais surtout à cause d'événements pleins d'incertitudes, n'exerça ses fonctions que de 1937 à 1939. Comme à cette date, il ne se manifesta plus, il fallut bien faire appel à une autre bonne volonté et ce fut le bon Félix Sauvaire qui accepta de reprendre le flambeau. Il mérite que nous fassions mieux connaissance avec lui.

 

Félix Sauvaire

Né à La Seyne en 1902 dans une famille ouvrière, il s'éprit de bonne heure de l'Art musical. Dès son travail terminé à l'Arsenal, il rentrait chez lui, prenait son instrument et répétait deux ou trois heures par jour. Lorsqu'il fut appelé sous les drapeaux pour accomplir son temps de service militaire, ses qualités de musicien le firent admettre à la Musique des Équipages de la Flotte. Cela se passait en 1923. Il fit alors campagne en Syrie et, de retour en France, il quitta en 1925 la Marine pour reprendre la place à l'Arsenal. En même temps, il réintégra La Seynoise et fit partie quelques temps du groupe La Seynoisette dont nous avons parlé plus haut en évoquant sa courte existence dans les années 1923-1924.


Félix Sauvaire, Chef de musique de La Seynoise de 1939 à 1940 et de 1948 à 1957

    Félix Sauvaire était un modeste. Sa place de petite clarinette, il la tint pendant plusieurs années avec honneur et c'est vers lui que se tournèrent naturellement les musiciens lorsque la direction de l'orchestre devint vacante. En effet, son affabilité n'excluait pas une grande rigueur dans l'exercice de son art. D'ailleurs il s'est préoccupé de former des musiciens et s'évertua, au cours de séances hebdomadaires, d'instruire les jeunes de 12 à 18 ans. Tout cela, bien sûr, bénévolement. Il poussera son dévouement jusqu'à recevoir certains de ses élèves chez lui, malgré l'exiguïté de son appartement et d'utiliser comme salle de cours la chambre de ses enfants. Il exigeait, on s'en doute, une grande assiduité et toute absence devait être justifiée par les parents auxquels étaient soumis chaque mois un carnet de présence et de notes. Pour ces services, une cotisation mensuelle d'un franc, était exigée dont le produit ne servait ni à rétribuer le professeur ni à alimenter la caisse de la société, mais seulement à récompenser ceux des élèves parmi les plus méritants en leur décernant, lors d'un concours annuel, des prix en espèces. Ce souci de former sérieusement la jeunesse ne put recevoir d'application pendant les années dramatiques de la guerre, mais nous verrons comment il sera repris en compte encore plus sérieusement à la Libération.

 

Restriction des libertés

    En janvier 1941, l'autorisation obtenue par Monsieur Aillaud d'utiliser la Bourse du Travail pour les répétitions sera une courte victoire. Dès le mois d'avril, elle ne sera renouvelée que pour une durée de trois mois alors que très vite, des mesures restrictives allaient s'accumuler.

    En août 1941, l'Amiral Marquis n'autorisa pas La Seynoise à se produire lors d'obsèques de parents de membres de la société, ni même de sociétaires, comme cela se faisait depuis les origines de La Seynoise. La dictature du régime Vichyste ne faisait pas de sentiments. Elle s'instaurait dans toute sa rigueur. De là, on en vint à l'interdiction totale tout en faisant obligation aux musiciens de participer à des manifestations officielles à caractère patriotique.

    C'est ainsi que le Maire leur demanda de participer à la première cérémonie aux couleurs qui devait avoir lieu dans la cour de l'École Martini le 3 mars. Une cérémonie semblable fut également prévue à l'École Curie. Le Président Aillaud reçut donc l'ordre de se mettre en rapport avec La Légion, organisation de gens bien pensants prétendant détenir le monopole du patriotisme et qui ne furent pas tellement offusqués ni contrariés lorsque leurs chefs livrèrent plus tard la France à l'Allemagne nazie. La Municipalité nommée par Vichy et qui avait à sa tête un certain Galissard de triste mémoire demanda également la participation de La Seynoise à la fête de Jeanne d'Arc et, l'année suivante, à la fête du 1er mai où l'on devait entendre un discours du Maréchal.

    Avec ses quatorze musiciens, notre philharmonique ne participa pas de façon éclatante et, l'enthousiasme manquant, on peut douter que La Marseillaise ait retenti de façon brillante lors de toutes ces prestations.

    On vivait dans une atmosphère lourde de suspicion, de délation. Chaque jour, on apprenait l'arrestation d'honnêtes citoyens dont le seul crime était de souhaiter que la France retrouve son Honneur. Peu importe que ces braves gens n'aient pas forcément pris part à des actions de Résistance. Il fallait intimider, écraser toute velléité de révolte, voir même toute attitude critique. Selon une méthode redevenue au goût du jour dans certaines villes, où avaient été élues des Municipalités issues d'une droite revancharde, on débaptisa les rues où le nom d'hommes de progrès, de patriotes, avait été mis à l'honneur.

    Dans le même temps, les restrictions alimentaires étaient devenues très pénibles. On manquait de tout, l'Occupant raflant toutes les richesses de notre beau pays avec, hélas, la complicité de Français qui choisirent trop souvent leurs intérêts immédiats ou le goût de la revanche, à ceux de leur Patrie.

    Mais les Seynois n'étaient pas au bout de leur calvaire. Vinrent les bombardements qui frappèrent des membres de notre Philharmonique. Le 24 novembre 1943, deux musiciens au dévouement exemplaire, André Gilardi et Alexandre Agostini, devaient périr sous les bombes lâchées sur notre ville par des libérateurs américains qui visaient - en vain - les installations du Chantier naval.

    Marius Aillaud, vieillissant, fut profondément frappé par ce double deuil.

 

Marius Aillaud se retire

    Depuis le début de l'année 1943, très affaibli à la fois par l'âge et par les privations alimentaires, la vie assombrie par la maladie de son épouse, le Président Aillaud avait demandé à être relevé de ses fonctions à la tête de la société aux destinées de laquelle il avait présidé pendant vingt et un ans.

    Ce fut lors du Conseil d'Administration du 9 avril de la même année qu'il fut élevé à la dignité de Président d'Honneur. Son remplaçant, Ferdinand Aubert, dont le rôle sera évoqué plus loin, retraça dans un discours émouvant le rôle éminent que joua Marius Aillaud à la tête de La Seynoise. Il rappela l'action de ce dernier lorsque disparurent à la fois le Président Pons et le chef Silvy, puis le mal qu'il se donna pour régler les problèmes financiers et solder dans un temps record la dette contractée par la société pour la construction de la Salle Gounod. Il évoqua les conflits internes pénibles, suivis de démissions douloureuses et insista sur la probité et l'acharnement du Président Aillaud à défendre et à améliorer le patrimoine de l'association. Malgré tous ces obstacles, il avait su mener une lutte pugnace, à la limite de ses forces pour que La Seynoise ne se déjuge pas et que des forces neuves, sans cesse puisées dans la jeunesse, lui permettent de poursuivre son noble idéal.

    À la fin de cette cérémonie qui fit venir des larmes aux yeux des moins sentimentaux, le Président Aillaud voulut remercier ses amis, ses collaborateurs. On le vit se lever péniblement et, dans une brève allocution, il exprima sa reconnaissance à tous les présents et à tous ceux de ses amis que les circonstances éloignaient momentanément. Les traits tirés, la voix hachée par l'émotion, il eut beaucoup de peine à terminer son allocution. Quand il se rassit sous les applaudissements chaleureux et nourris, de grosses larmes coulèrent sur ses joues amaigries qu'il essuya d'un revers de sa main flétrie par l'âge et les privations.

    Ces instants où un dirigeant parmi les plus méritants se retirait au bout de ses forces furent bouleversants pour l'auditoire redevenu silencieux.

 

La mort du Président Aillaud

    Hélas, la Présidence d'Honneur de Monsieur Aillaud ne devait être que de courte durée. Quelques semaines après sa transmission de pouvoirs à Ferdinand Aubert, profondément affaibli, il fit une chute qui nécessita son admission à l'Hôpital. Sa santé s'altéra rapidement et, le 5 janvier 1944, il rendait son dernier soupir.

    Ses obsèques se déroulèrent dans la plus grande simplicité. Lui qui avait si bien organisé les manifestations, rendu de la manière la plus solennelle un hommage mérité à ses prédécesseurs et ses musiciens disparus, allait être conduit à sa dernière demeure par quelques dizaines de fidèles. Le pouvoir en place avait interdit à la Musique de jouer une dernière fois pour le Président défunt. Le drapeau chargé d'insignes de la Philharmonique, témoin de tant de luttes et de succès, fut interdit lui aussi. Au cimetière, deux allocutions toutes simples furent prononcées. En d'autres temps, les obsèques d'un homme de bien comme le fut Marius Aillaud auraient rassemblé une foule immense semblable à celle qui se pressa aux obsèques du bon Président Guérin. Mais c'était la guerre. La population apeurée se calfeutrait depuis de longs mois. En dehors des heures de travail et des interminables démarches nécessaires à la recherche d'une maigre pitance, les gens ne sortaient plus guère de chez eux. On se méfiait de tout et de tous. Mais ceux qui écoutaient la radio clandestine se prenaient tout de même à espérer.

    En ce début d'année 1944, l'occupant vivait des heures d'angoisse. Les prémices de la défaite se manifestaient partout. Une défaite à laquelle Marius Aillaud aurait bien aimé assister lui qui sut si bien insuffler à ses élèves que nous fûmes l'amour de la Patrie.

    Avec la disparition d'un président d'une telle envergure, La Seynoise avait perdu beaucoup. La population allait également être privée d'un citoyen parmi les meilleurs et qui laissa derrière lui beaucoup de regrets. Ainsi vont et s'en vont les êtres et les choses.

    Nous ne quitterons pas Marius Édouard Aillaud sans lui rendre après tant d'années un vibrant hommage. Ou plutôt, nous lui dirons plus simplement merci.

    Merci, au nom de La Seynoise, et au nom de milliers de nos concitoyens. Vous avez bien mérité le titre du grand président et de bon citoyen. Des milliers d'anciens élèves vous remercient de l'enseignement qu'ils ont reçu de vous. Le riche bagage d'instruction générale dont ils ont pu profiter grâce à vous, vous l'avez admirablement complété par l'idéal artistique qui vous animait. En cela, vous avez été un précurseur car avant beaucoup d'autres, vous avez saisi l'importance des problèmes culturels. Vous avez compris que la lutte pour que la culture soit pleinement prise en compte par le peuple est une action parmi les plus nobles qui soient.

    Votre souvenir n'est pas près de s'effacer dans notre population, malgré les soixante-six ans qui se sont déjà écoulés depuis votre disparition.


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Marius AUTRAN

Histoire de la philharmonique La Seynoise
Cent soixante-dix ans de passion musicale (1840-2010)

© Marius Autran 1984
© Jean-Claude Autran 2010